Philippe-Alain Michaud
Aby Warburg et
l’image en mouvement.
Préface de George
Didi-Huberman
Editions Macula
Paris 1998-2013
Aby
Warburg et le cinéma
Le
temps s’en va, le temps s’en va, Madame
Las !
Le temps non, mais nous, nous en allons
Le texte a pour but de donner envie de
découvrir Aby Warburg.
Comme une bonne partie des écrits de
Warburg demeure inédits, on peut même y voir un appel à l’édition
de son œuvre.
Pour susciter cette envie, Michaud se
présente comme introduisant Warburg. Le livre offre un certain
nombre de clefs à sa lecture. En cela, il s’oppose à Gombrich,
qui bien qu’avoir développé une biographie intellectuelle
de Warburg, s’interpose, selon Michaud, entre l’historien et les
lecteurs…
Ce développement semblerait plaider
pour une publication des inédits de Warburg à laquelle la
biographie de Gombrich a plutôt fait obstacle en prétendant s’y
substituer. note 6 page 34
La clef de voute de la démonstration
de Michaud est de souligner que Warburg s’intéresse au mouvement
dans l’image. Dès son premier texte sur la Naissance de Vénus
de Botticelli, Warburg s’attache aux effets de mouvement dans le
tableau. (description page 79).
Elle se tient au bord du rivage (le
profile nettement tourné à gauche) et présente à Vénus qui
s’approche le manteau gonflé par le vent ; elle en tient le
bord supérieur au bout de son bras droit tendu, et le bord inférieur
de sa main gauche…
Cette étude de mouvement devient le
fil directeur du livre de Michaud.
On a parfois même de mal à percevoir
qui, de Warburg ou de Michaud, avance certains arguments. Mais
Michaud présente une argumentation solide pour démontrer que le
mouvement est au cœur de la pensée Warburgienne, que cette pensée
se développera dans ses recherches sur le spectacle et sa rencontre
avec les Hopis dans le Sud-Ouest américain, comme l’ont démontré
mes camarades.
Michaud enfin développe cette analyse
avec une analyse parallèle du l’histoire et du fonctionnement dans
l’esthétique cinématographique. Lui-même remarque que Warburg
n’avait pas vraiment fait le rapprochement. Il n’y a chez ce
dernier que peu d’allusions au cinéma, qui se réduisent plutôt à
une comparaison ou un emprunt de photogramme (page 40). Ce n’est
pas très étonnant. Pour la génération de Warburg, qui est né
1866, le cinéma ne présente aucun intérêt artistique. « On
peut dater de 1908 l’apparition – tardive – des premières
vraies critiques de films dépassant le simple résumé de scénario
ou de placard publicitaire dans la presse non spécialisé. »
Autant dire que cela ne dépasse le phénomène de foire. A la fin du
siècle, aux Etats-Unis, le cinéma est perçu plutôt comme un
pétard mouillé, et la prolifération de salle au début du siècle
dernier passe sous un silence assourdissant.
Mais le livre de Michaud fait valoir
que la méthodologie de Warburg – surtout dans l’aventure du
Mnémosyne - suit une logique cinématographique. Les
recherches de Warburg sont en effet contemporaines aux inventions de
W.K.L. Dickson pour la compagnie d’Edison
(chapitre 1, « La Scène cinématographique à New York »)
ainsi que des recherches sur le mouvement par Etienne Jules Marey
(Chapitre 2, Florence I : « la circulation des mobiles »).
La démonstration de Michaud dépasse
la simple comparaison. Le regard de Warburg est en effet un regard
cinématographique. L’image en mouvement parvient à expliquer le
mouvement dans l’image.
Il importe alors de comprendre le
fonctionnement cinématographique. Tout comme l’arrangement et la
juxtaposition des mots donnent un sens au discours, l’arrangement
et la juxtaposition des images donne un sens aux films.
Beaucoup d’éléments ont une influence sur notre regard
cinématographique : l’angle de vue (vertical et horizontal),
la distance, la profondeur de champ… Le tout forme un complexe
d’idées qui peut être qualifié de grammaire
cinématographique. Nous ne sommes concernés ici que d’un
certain nombre, en particulier le cadre, le mouvement et la
juxtaposition.
Le cadre est l’élément central de
toute expression artistique. Il délimite la frontière entre notre
monde et le monde de l’œuvre d’art. En cinéma il est non
seulement fixe (a priori), mais immobile. Il est toujours
rectangulaire. Le mouvement en cinéma vient précisément de la
tension entre l’immobilisme du cadre et la mobilité des objets et
des évènements dans le cadre.
Il existe trois formes de mouvements :
1) Le mouvement des objets (les
personnages qui se déplacent, le véhicule qui avance, etc…)
2) Le mouvement du regard (le
déplacement de l’objectif)
Un exemple de ces deux premières
formes de mouvements : Alice Guy,
La Naissance, la vie et la
mort du Christ. 26’:30‘’ La foule avance vers le Golgotha,
puis la caméra tourne pour maintenir le regard sur le Christ portant
sa croix. Un des premiers mouvements panoramiques de l’histoire du
cinéma.
Il faut rappeler qu'à l'époque, l'objectif était à distance de
mise au point fixe. Tourner la caméra n'était peut-être pas
évident, il n'est pas permis d'assumer que les tête de trépied
était a priori mobiles. Encore moins le trépied lui-même: les
travelling de Griffith se faisaient sur un camion et
Le Dernier
Homme de Murnau (1924) fait un grand état de la mobilité de la
caméra. Pourtant Alice Guy réussit le mouvement de caméra, ou la
procession et le camera tourne en miroir, ce qui dépasse le simple
réajustement de cadre : il s'agit d'une véritable direction
d'acteur et de caméra; il y a un changement radical de contenu. Nous
voyons avancer la foule pour ensuite voir se démarquer le Christ qui
porte sa croix. Entre le début du plan et la fin, il y a un
changement non seulement complet de cadrage, mais un changement de
perspective c'est à dire un changement de signification. De ce
mouvement nous voyons s’esquisser le troisième et le plus cruciale
des mouvements :
3) Le mouvement du spectateur, qui se
traduit le plus souvent par une coupe. Ainsi, le film amène le
regard du spectateur à se concentrer sur un aspect particulier des
évènements montrés ou bien le transporte vers une autre série
d’évènements.
Le mouvement exprime l’évolution des
objets dans l’espace. Mais pour percevoir le mouvement, il faut
fractionner le regard : « le regard exécute le mouvement
en vis-à-vis afin de produire l’illusion que c’est l’objet qui
se déplace » (page 92). Nous regardons en outre un tableau par
morceau. Nous regardons Venus sur son coquillage, puis voyons ses
cheveux flotter, puis voyons le vent qui souffle… Nous décomposons
l’image pour la recomposer. Tel est également l’exercice du
regard cinématographique, qui décompose l’objet pour ensuite la
recomposer. C’est d’ailleurs la base de travail de la série
Palettes.
Ce regard composé dynamise l’objet
filmé et lui confère une nouvelle suite de significations, qui
s’amplifie au contact d’autres éléments, en particulier des
éléments sonores. Le film Le Christ mort par la simple
juxtaposition d’éléments du tableau Le Christ mort couché sur
son linceul de Philippe de Champaigne avec des extraits des
Pensées de Blaise Pascal offre une nouvelle série de
considérations sur la condition humaine et divine.
Warburg ne s’était pas intéressé
au cinéma ; en revanche il avait exploité les possibilités de
la photographie. L’exposé qu’il fit sur son voyage dans le
far-west américain est un travail sur des diapositifs, qui annonce
les projets de Ken Burns, tel que son documentaire fleuve sur la
Guerre de Sécession américaine.
Le film enchaine une narration, des photos d’époques, des
citations des divers participants ainsi que des entretiens avec
historiens et romanciers ; le tout forme un collage qui permet
de donner un sens à ce bouleversement.
La photographie permet un rapprochement
dans le temps aussi bien que dans l’espace. La juxtaposition de
trois détails portraits de Maria Portinari lui permet de mesure
l’évolution dans le temps de la personne de Maria Portinari et de
parler de son dessèchement et ‘usure de l’âge’ (page 141.).
La juxtaposition permet d’apprécier le mouvement dans le temps
des objets et évènements dans l’image, et libre à chacun de
tirer les conclusions de cette juxtaposition.
Telle est la base du montage, le
dernier élément de la grammaire cinématographique dont dispose
Warburg. Le montage, bien sûr ne se contente pas de manipuler le
temps. Le montage est le fond même de la composition plastique du
cinéma. De la juxtaposition de deux éléments disparates nait un
troisième élément, une idée abstraite. C’est le principe
derrière l’effet Koulechov, qu’Hitchcock a su brillamment
exploiter dans Fenêtre sur Cour.
Nous prenons un gros plan de James
Stewart. Il regarde par la fenêtre et il voit par exemple un petit
chien que l’on descend dans un cours dans un panier on revient à
Stewart, il sourit. Maintenant, à la place du petit chien qui
descend dans le panier, on montre une fille à poil qui se tortille
devant sa fenêtre ouverte ; on replace le même gros plan de
James Stewart souriant et maintenant, c’est un vieux salaud !
C’est ainsi que l’on peut
comprendre la fresque du Mnémosyne. Par le biais de la
photographie, Warburg affirme le principe du montage. C’est-à-dire
que de la juxtaposition contigüe des images, aussi bien que de leur
composition interne nait des idées nouvelles, qui ne se trouvaient
pas dans les composants séparés. Lorsque les tableaux à fond noir
sont photographiés, recouverts d’une grande diversité de
planches, une nouvelle image se crée, image qui englobe et dépasse
l’ensemble des images rassemblées.
On peut y voir un montage, mais on peut
y voir aussi la technique du story board : souvent pour
préparer un film, le découpage est au préalable dessiné et puis
punaisé sur un tableau. Le réalisateur peut par la suite
réassembler ses images jusqu’à ce qu’il trouve l’agencement
qui lui convient. Le fait que ce projet ne fut jamais complété est
révélateur. Plus intriguant est le silence. Warburg propose un
atlas en image, mais il n’y appose aucun commentaire, aucune
explication, aucune grille de lecture. Les images doivent se
suffirent à elles-mêmes.
« La peinture pense de façon non
verbale, » dit Daniel Arasse.
Les mots viennent pour essayer d’exprimer l’émotion, de
comprendre ce que l’on voit et ce que l’on entend en
regardant un tableau. Il y a même un va-et-vient : le silence
d’abord, « l’émotion pure qui ne se verbalise pas. »
Puis viennent les mots, presque incessants, que l’on amoncelle « en
sachant pertinemment que ces mots ne recouvrent pas l’émotion
dégagée. Donc c’est le tonneau des Danaïdes. »
L’image résiste aux mots, qui lui tournent éternellement autour
mais ne la pénètre pas. « Même quand un tableau, une
fresque, a été compris, y revenir c’est affronter le silence de
la peinture. »
Le Mnémosyne c’est dans l’espèce le silence du passé.
Un passée qui se décline en une infinité d’images.
Ce silence est encore plus profond, et
tout comme il eut été vain de penser que la bibliothèque
trouverait une configuration finale, il eut été vain de
conceptualiser le projet du Mnémosyne. Ou même d’espérer
voir son achèvement. Rappelons que nous n’avons pas affaire à un
film mais à un story board, dont la fonction et de permuter
les images pour trouver le sens le plus exact. Mais ici, nous avons
affaire à des glyphes, des chiffres qui contiennent les clefs de la
vie de Warburg, qu’il a cherché à épingler sur un mur pour
regarder le déroulé de sa vie. Mais chaque jour apporte son nouveau
lot d’images, qui viennent remettre en cause l’enchainement tout
entier. Le film vient après quand l'agencement est fixé et décidé.
Le Mnémosyne est dans ce sens une concrétisation de
l'aphorisme de Sarte: l'existence précède l'essence. Aujourd’hui,
la photo de la jeune indienne appelle l’image de la nymphe, l’une
comme l’autre portant la cruche sur la tête. Quelle autre
association suscitera de nouveaux enchainements d’images demain ?
Le cinéma est la réalisation de la
caverne de Platon. Nous ne regardons pas l'œuvre mais sa projection
sur une toile. Et pourtant nous y régissons aux événements
projetés comme s'il s'agissait de faits réels. Mais un film n'est
pas une image, mais une série d'images qui se déroulent dans le
temps. Ce temps qui permets aux événements de se déployer de
s'expliquer ,de se réaliser. Michaud nous a montré la vie de
Warburg comme un film, avec ses rebondissements et ses aventures, ces
changements de situations et de perspective, qui conservent quand
même un fil directeur. L'image en mouvement explique le mouvement
dans l'image.
Qui dit mouvement, dit changement et le
changement, c’est l’impermanence intrinsèque des choses.