dimanche 1 mars 2015

Le temps s'en va - Aby Warburg et le cinéma

Philippe-Alain Michaud

Aby Warburg et l’image en mouvement.

Préface de George Didi-Huberman

Editions Macula Paris 1998-2013



Aby Warburg et le cinéma

Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame
Las ! Le temps non, mais nous, nous en allons


Le texte a pour but de donner envie de découvrir Aby Warburg.

Comme une bonne partie des écrits de Warburg demeure inédits, on peut même y voir un appel à l’édition de son œuvre.

Pour susciter cette envie, Michaud se présente comme introduisant Warburg. Le livre offre un certain nombre de clefs à sa lecture. En cela, il s’oppose à Gombrich, qui bien qu’avoir développé une biographie intellectuelle de Warburg, s’interpose, selon Michaud, entre l’historien et les lecteurs…
Ce développement semblerait plaider pour une publication des inédits de Warburg à laquelle la biographie de Gombrich a plutôt fait obstacle en prétendant s’y substituer. note 6 page 34 

La clef de voute de la démonstration de Michaud est de souligner que Warburg s’intéresse au mouvement dans l’image. Dès son premier texte sur la Naissance de Vénus de Botticelli, Warburg s’attache aux effets de mouvement dans le tableau. (description page 79).

Elle se tient au bord du rivage (le profile nettement tourné à gauche) et présente à Vénus qui s’approche le manteau gonflé par le vent ; elle en tient le bord supérieur au bout de son bras droit tendu, et le bord inférieur de sa main gauche…
Cette étude de mouvement devient le fil directeur du livre de Michaud.

On a parfois même de mal à percevoir qui, de Warburg ou de Michaud, avance certains arguments. Mais Michaud présente une argumentation solide pour démontrer que le mouvement est au cœur de la pensée Warburgienne, que cette pensée se développera dans ses recherches sur le spectacle et sa rencontre avec les Hopis dans le Sud-Ouest américain, comme l’ont démontré mes camarades.

Michaud enfin développe cette analyse avec une analyse parallèle du l’histoire et du fonctionnement dans l’esthétique cinématographique. Lui-même remarque que Warburg n’avait pas vraiment fait le rapprochement. Il n’y a chez ce dernier que peu d’allusions au cinéma, qui se réduisent plutôt à une comparaison ou un emprunt de photogramme (page 40). Ce n’est pas très étonnant. Pour la génération de Warburg, qui est né 1866, le cinéma ne présente aucun intérêt artistique. « On peut dater de 1908 l’apparition – tardive – des premières vraies critiques de films dépassant le simple résumé de scénario ou de placard publicitaire dans la presse non spécialisé. »1 Autant dire que cela ne dépasse le phénomène de foire. A la fin du siècle, aux Etats-Unis, le cinéma est perçu plutôt comme un pétard mouillé, et la prolifération de salle au début du siècle dernier passe sous un silence assourdissant.2

Mais le livre de Michaud fait valoir que la méthodologie de Warburg – surtout dans l’aventure du Mnémosyne - suit une logique cinématographique. Les recherches de Warburg sont en effet contemporaines aux inventions de W.K.L. Dickson pour la compagnie d’Edison3 (chapitre 1, « La Scène cinématographique à New York ») ainsi que des recherches sur le mouvement par Etienne Jules Marey (Chapitre 2, Florence I : « la circulation des mobiles »).

La démonstration de Michaud dépasse la simple comparaison. Le regard de Warburg est en effet un regard cinématographique. L’image en mouvement parvient à expliquer le mouvement dans l’image.
Il importe alors de comprendre le fonctionnement cinématographique. Tout comme l’arrangement et la juxtaposition des mots donnent un sens au discours, l’arrangement et la juxtaposition des images donne un sens aux films.4 Beaucoup d’éléments ont une influence sur notre regard cinématographique : l’angle de vue (vertical et horizontal), la distance, la profondeur de champ… Le tout forme un complexe d’idées qui peut être qualifié de grammaire cinématographique. Nous ne sommes concernés ici que d’un certain nombre, en particulier le cadre, le mouvement et la juxtaposition.

Le cadre est l’élément central de toute expression artistique. Il délimite la frontière entre notre monde et le monde de l’œuvre d’art. En cinéma il est non seulement fixe (a priori), mais immobile. Il est toujours rectangulaire. Le mouvement en cinéma vient précisément de la tension entre l’immobilisme du cadre et la mobilité des objets et des évènements dans le cadre.

Il existe trois formes de mouvements :

1) Le mouvement des objets (les personnages qui se déplacent, le véhicule qui avance, etc…)

2) Le mouvement du regard (le déplacement de l’objectif)

Un exemple de ces deux premières formes de mouvements : Alice Guy, La Naissance, la vie et la mort du Christ. 26’:30‘’ La foule avance vers le Golgotha, puis la caméra tourne pour maintenir le regard sur le Christ portant sa croix. Un des premiers mouvements panoramiques de l’histoire du cinéma.5 Il faut rappeler qu'à l'époque, l'objectif était à distance de mise au point fixe. Tourner la caméra n'était peut-être pas évident, il n'est pas permis d'assumer que les tête de trépied était a priori mobiles. Encore moins le trépied lui-même: les travelling de Griffith se faisaient sur un camion et Le Dernier Homme de Murnau (1924) fait un grand état de la mobilité de la caméra. Pourtant Alice Guy réussit le mouvement de caméra, ou la procession et le camera tourne en miroir, ce qui dépasse le simple réajustement de cadre : il s'agit d'une véritable direction d'acteur et de caméra; il y a un changement radical de contenu. Nous voyons avancer la foule pour ensuite voir se démarquer le Christ qui porte sa croix. Entre le début du plan et la fin, il y a un changement non seulement complet de cadrage, mais un changement de perspective c'est à dire un changement de signification. De ce mouvement nous voyons s’esquisser le troisième et le plus cruciale des mouvements :

3) Le mouvement du spectateur, qui se traduit le plus souvent par une coupe. Ainsi, le film amène le regard du spectateur à se concentrer sur un aspect particulier des évènements montrés ou bien le transporte vers une autre série d’évènements.

Le mouvement exprime l’évolution des objets dans l’espace. Mais pour percevoir le mouvement, il faut fractionner le regard : « le regard exécute le mouvement en vis-à-vis afin de produire l’illusion que c’est l’objet qui se déplace » (page 92). Nous regardons en outre un tableau par morceau. Nous regardons Venus sur son coquillage, puis voyons ses cheveux flotter, puis voyons le vent qui souffle… Nous décomposons l’image pour la recomposer. Tel est également l’exercice du regard cinématographique, qui décompose l’objet pour ensuite la recomposer. C’est d’ailleurs la base de travail de la série Palettes.
Ce regard composé dynamise l’objet filmé et lui confère une nouvelle suite de significations, qui s’amplifie au contact d’autres éléments, en particulier des éléments sonores. Le film Le Christ mort par la simple juxtaposition d’éléments du tableau Le Christ mort couché sur son linceul de Philippe de Champaigne avec des extraits des Pensées de Blaise Pascal offre une nouvelle série de considérations sur la condition humaine et divine.6

Warburg ne s’était pas intéressé au cinéma ; en revanche il avait exploité les possibilités de la photographie. L’exposé qu’il fit sur son voyage dans le far-west américain est un travail sur des diapositifs, qui annonce les projets de Ken Burns, tel que son documentaire fleuve sur la Guerre de Sécession américaine.7 Le film enchaine une narration, des photos d’époques, des citations des divers participants ainsi que des entretiens avec historiens et romanciers ; le tout forme un collage qui permet de donner un sens à ce bouleversement.
La photographie permet un rapprochement dans le temps aussi bien que dans l’espace. La juxtaposition de trois détails portraits de Maria Portinari lui permet de mesure l’évolution dans le temps de la personne de Maria Portinari et de parler de son dessèchement et ‘usure de l’âge’ (page 141.).8 La juxtaposition permet d’apprécier le mouvement dans le temps des objets et évènements dans l’image, et libre à chacun de tirer les conclusions de cette juxtaposition.

Telle est la base du montage, le dernier élément de la grammaire cinématographique dont dispose Warburg. Le montage, bien sûr ne se contente pas de manipuler le temps. Le montage est le fond même de la composition plastique du cinéma. De la juxtaposition de deux éléments disparates nait un troisième élément, une idée abstraite. C’est le principe derrière l’effet Koulechov, qu’Hitchcock a su brillamment exploiter dans Fenêtre sur Cour.

Nous prenons un gros plan de James Stewart. Il regarde par la fenêtre et il voit par exemple un petit chien que l’on descend dans un cours dans un panier on revient à Stewart, il sourit. Maintenant, à la place du petit chien qui descend dans le panier, on montre une fille à poil qui se tortille devant sa fenêtre ouverte ; on replace le même gros plan de James Stewart souriant et maintenant, c’est un vieux salaud !9

C’est ainsi que l’on peut comprendre la fresque du Mnémosyne. Par le biais de la photographie, Warburg affirme le principe du montage. C’est-à-dire que de la juxtaposition contigüe des images, aussi bien que de leur composition interne nait des idées nouvelles, qui ne se trouvaient pas dans les composants séparés. Lorsque les tableaux à fond noir sont photographiés, recouverts d’une grande diversité de planches, une nouvelle image se crée, image qui englobe et dépasse l’ensemble des images rassemblées.

On peut y voir un montage, mais on peut y voir aussi la technique du story board : souvent pour préparer un film, le découpage est au préalable dessiné et puis punaisé sur un tableau. Le réalisateur peut par la suite réassembler ses images jusqu’à ce qu’il trouve l’agencement qui lui convient. Le fait que ce projet ne fut jamais complété est révélateur. Plus intriguant est le silence. Warburg propose un atlas en image, mais il n’y appose aucun commentaire, aucune explication, aucune grille de lecture. Les images doivent se suffirent à elles-mêmes.

« La peinture pense de façon non verbale, » dit Daniel Arasse10. Les mots viennent pour essayer d’exprimer l’émotion, de comprendre ce que l’on voit et ce que l’on entend en regardant un tableau. Il y a même un va-et-vient : le silence d’abord, « l’émotion pure qui ne se verbalise pas. »11 Puis viennent les mots, presque incessants, que l’on amoncelle « en sachant pertinemment que ces mots ne recouvrent pas l’émotion dégagée. Donc c’est le tonneau des Danaïdes. »12 L’image résiste aux mots, qui lui tournent éternellement autour mais ne la pénètre pas. « Même quand un tableau, une fresque, a été compris, y revenir c’est affronter le silence de la peinture. »13 Le Mnémosyne c’est dans l’espèce le silence du passé. Un passée qui se décline en une infinité d’images.

Ce silence est encore plus profond, et tout comme il eut été vain de penser que la bibliothèque trouverait une configuration finale, il eut été vain de conceptualiser le projet du Mnémosyne. Ou même d’espérer voir son achèvement. Rappelons que nous n’avons pas affaire à un film mais à un story board, dont la fonction et de permuter les images pour trouver le sens le plus exact. Mais ici, nous avons affaire à des glyphes, des chiffres qui contiennent les clefs de la vie de Warburg, qu’il a cherché à épingler sur un mur pour regarder le déroulé de sa vie. Mais chaque jour apporte son nouveau lot d’images, qui viennent remettre en cause l’enchainement tout entier. Le film vient après quand l'agencement est fixé et décidé. Le Mnémosyne est dans ce sens une concrétisation de l'aphorisme de Sarte: l'existence précède l'essence. Aujourd’hui, la photo de la jeune indienne appelle l’image de la nymphe, l’une comme l’autre portant la cruche sur la tête. Quelle autre association suscitera de nouveaux enchainements d’images demain ?

Le cinéma est la réalisation de la caverne de Platon. Nous ne regardons pas l'œuvre mais sa projection sur une toile. Et pourtant nous y régissons aux événements projetés comme s'il s'agissait de faits réels. Mais un film n'est pas une image, mais une série d'images qui se déroulent dans le temps. Ce temps qui permets aux événements de se déployer de s'expliquer ,de se réaliser. Michaud nous a montré la vie de Warburg comme un film, avec ses rebondissements et ses aventures, ces changements de situations et de perspective, qui conservent quand même un fil directeur. L'image en mouvement explique le mouvement dans l'image.
Qui dit mouvement, dit changement et le changement, c’est l’impermanence intrinsèque des choses.


1 Claude BEYLIE : « 1895-1930 » in La Critique de cinéma en France (première partie : Histoire de la Critique en France) Paris, Ramsay Cinéma, 1997 ; page 15


2 Cf Robert SKLAR, Movie Made America : A Cultural History of the Movies. New York, Random House 1975, page 18

3 Mais le rapprochement n’est pas uniquement formel, puisque la compagnie d’Edison filmera les danses indiennes, qui seront également un élément important dans la réflexion de Warburg.

4 Frederick KURETSKI, cours de cinématographie, 1991 California State University, Northridge.

5 Alice GUY, La Naissance, la vie et la mort du Christ, 1906, société Gaumont

6 Francis MICKUS, Le Christ Mort, 1999, A 1000 Monkeys Production

7 Ken Burns, The Civil War, 1990, Florentine Films

8 L’auteur en a de bien bonne : elle a mis au monde au moins neuf enfants – ce qui n’est pas une mince affaire – et on pourrait aussi facilement dire qu’elle a pu, au bout de tout cela, garder une grâce et une élégance qui sied à son rang : elle n’a peut-être pas de quoi remplir la main d’un honnête homme, mais elle aurait pu devenir une Mamma italienne qui pèse deux tonnes et qui terrorise sa famille.
L’ère médiévale offrait en fait une vision bien plus dynamique de la femme qu’à l’ère moderne. La description est plus révélatrice de l’homme qui décrit que de la femme décrite. On apporte nos propres expériences et nos propres connaissances à la lecture d'une œuvre.

9 Hitchcock/Truffaut, Edition définitive, Paris, Ramsay Poche Cinéma, 1983, page 179

10 Daniel Arasse, « Le Tableau Préféré », in Histoires de Peintures, 2004, Paris Gallimard, coll. Folio essais, page 22.

11 Daniel Arasse, ibid., page 24

12 Daniel Arasse, ibid., page 26


13 Daniel Arasse, ibid., page 27

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